Homélie du Père Xavier Manzano - Messe Louis XVI

Publié le par Recteur de la Basilique du Sacré-Coeur de Marseil

 

Célébrant : Mgr Jean-Pierre ELLUL

recteur de la basilique du Sacré-Coeur

et de la paroisse St-Charles

 

Choeurs : Au Diapason

sous la direction d'Annick Deschamps

Orgue : Christophe Guida

Cérémoniaire : Pierre Fédéricci

 

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Basilique Sacré-Cœur de Marseille

Messe de requiem pour le Roi Louis XVI

Vendredi 21 janvier 2011

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« En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien (…). Je n’ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement mais mon cœur est déchiré de trouver dans l’acte d’accusation l’imputation d’avoir voulu répandre le sang du peuple (…). J’avoue que les preuves multipliées que j’avais données dans tous les temps de mon amour pour le peuple et la manière dont je m’étais toujours conduit me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m’exposer pour épargner son sang… ». Ce 26 décembre 1792, alors que s’achève la séance de sa mise en accusation devant la Convention, Louis XVI nous livre en quelques mots ce qui est peut-être son véritable testament d’homme et de roi : « craindre peu de m’exposer pour épargner le sang ». Le sang, c’est cette vie de l’homme que tant de religions interdisent de toucher pour en affirmer le caractère inviolable et sacré. Le sang, dont l’histoire, pourtant, a été si peu avare et qu’ont répandu avec tant de facilité les idéologues de tout poil. Le sang, que l’on veut prendre à Louis XVI et qu’il choisit d’offrir pour aller jusqu’au bout de sa vocation.

 

            Car le procès qui s’ouvre est un combat de haut vol. Face à lui s’élève le mur d’une autre conception de la mission politique et du bien commun : une conception qui met les principes supposés de ce bien commun au-dessus de l’existence concrète d’un être humain de chair et de sang. La valeur phare qui est opposée à l’existence même de Louis XVI, c’est la liberté. Il est le Roi, avant tout, et comme tel, il apparaît comme un crime au regard de ce nouveau dieu devant lequel tout doit s’incliner ou rompre. La nouvelle communauté nationale ne peut s’édifier tant qu’existe Louis XVI, il ne peut en faire partie et il doit donc disparaître, purement et simplement. Sa vie, son sang n’ont finalement plus d’autre signification que d’être un « principe » opposé à un autre « principe » : la monarchie contre la liberté. Louis XVI, comme homme, n’a pas d’importance. Et cette nouvelle communauté nationale, qui veut s’édifier sur la liberté, court un risque majeur qui n’est pas sans rappeler celui que traduira d’un trait Charles Péguy : « Aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine »[1].

 

            Ces mots sont forts, c’est vrai, peut-être excessifs, diront certains. Je ne le crois pas. En tout cas, ils sont faits pour nous réveiller et nous alerter. C’est ce que faisait déjà, ce même 26 décembre 1792, M. de Sèze en s’adressant à la Convention : « Je cherche parmi vous des juges et je ne vois que des accusateurs ! Vous voulez prononcer sur le sort de Louis et c’est vous-mêmes qui l’accusez ! Vous voulez et vous avez déjà émis votre vœu ! (…) Louis sera donc le seul Français pour lequel il n’existe aucune loi, ni aucune forme ! Français, la révolution qui vous régénère a développé en vous de grandes vertus mais craignez qu’elle n’ait affaibli en vos âmes le sentiment de l’humanité, sans lequel il ne peut y en avoir que de fausses. » La charge est rude mais salutaire. La contradiction que pointe de Sèze est sans doute à l’origine des plus grandes aberrations dont les siècles suivants seront remplis : des religieuses expulsées de leur couvent pour les forcer à « être libres » jusqu’aux milliers d’êtres humains menés à l’abattoir au nom de la liberté, de l’homme nouveau et des avenirs radieux. Ici, tout principe, même le plus noble, dont l’établissement passerait par la suppression d’un seul être humain, se voit dénoncé dans sa fausseté et sa réalité criminelle. Et quand l’être humain de chair et de sang a été ainsi expulsé du principe censé le servir, ce principe est relégué dans « le ciel froid des abstractions », pour reprendre l’expression d’Albert Camus. Il n’est plus alors qu’une proie pour ceux qui sont seulement animés par la conservation forcenée de leur pouvoir, une coquille vide que l’on peut manipuler à souhait pour complaire à ceux dont on espère les suffrages. Après avoir tué les gens, le principe creux finit par tuer la politique. Le danger n’est pas nouveau, le vieux Thucydide nous en avertissait déjà en parlant des successeurs de Périclès : « Désirant tous atteindre la première place, ils se mirent, pour complaire au peuple, à lui abandonner la conduite des affaires »[2]. Dès lors, la responsabilité politique risque fort de devenir une mise en scène et les décisions, une simple obéissance aux lobbies et à l’actualité immédiate.

 

            Ce lobbying de la complaisance finit par tuer la liberté. Or, qui de nous ne serait pas attaché viscéralement à la liberté ? Elle est la plus grande noblesse de l’être humain, ce qui fait qu’il est un être si étonnant et si intéressant. C’est ce qui fait qu’il est image de Dieu et qu’il est donc digne d’amour. Je ne suis pas en train de vous parler précisement d’une abstraction de plus. Quand au début de son pontificat, le futur bienheureux Jean-Paul II parlait de l’homme comme « route de l’Eglise », il entendait indiquer « l'homme, tel qu'il est «voulu» par Dieu, «choisi» par Lui de toute éternité, appelé, destiné à la grâce et à la gloire: voilà ce qu'est «tout» homme, l'homme «le plus concret», «le plus réel » Et il ajoutait : « C'est cela, l'homme dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des quatre milliards d'hommes vivant sur notre planète, dès l'instant de sa conception près du coeur de sa mère »[3]. C’est cet homme-là, de chair et de sang, qui vit et qui aime, auquel je peux serrer la main et avec lequel je peux dîner, cet homme capable surtout de se dépasser lui-même qui attend d’être servi et aimé. En-dehors de lui, il n’y a pas vraiment de sens car Dieu y a fait résider tout ce que le monde fini peut présenter de plus beau et de plus étonnant. La présence de cet être humain, dès sa conception, est un cri jeté vers notre liberté et c’est en conscience que nous choisissons, à proprement parler, de le servir. Seul l’amour peut servir cet être de chair et l’amour se consent, c’est une donation : l’amour nous rend donc libres par rapport à nous-mêmes. Il nous fait échapper à la dictature suprême, celle de nous-mêmes. C’est en cela que la mission politique et tout principe reçoit son sens. Cette mission ne peut être qu’une question d’amour ou elle n’est rien. Et si quelqu’un prétend servir l’homme alors qu’il n’est pas libre, même par rapport à lui-même, même par rapport à son propre pouvoir, c’est qu’il est indigne d’une telle entreprise. Il sombrera dans une complaisance sans objet et sans but.

 

            Oui, on comprend sans doute mieux la portée de la dernière déclaration de Louis XVI, ce 26 décembre 1792. Plutôt que de parler de liberté, il est tout simplement libre. Plutôt que d’en discourir, il la vit. Sa liberté ne se sépare pas du service de son peuple. Sa liberté est ce service : il ira jusqu’à mettre ce service au-dessus de la conservation de son pouvoir et même de sa vie. Une personne vaut mieux que tout cela. C’est cela, sans aucun doute, ce qu’il entend par « s’exposer ». C’est cela, son sacrifice et sa donation. Louis XVI n’a pas séparé la liberté de la personne concrète qui est libre. En lui, la liberté n’est pas une coquille vide ou une utopie folle. Elle ne finit pas où commence celle de l’autre, comme s’il fallait défendre notre petit absolu, réel ou supposé, comme si l’autre homme était notre ennemi. La liberté ne peut être qu’amour. Elle a donc un objet, chaque être humain de son peuple. S’il oublie ce frère, cette sœur, même pour la conservation de son propre pouvoir, Louis XVI sait qu’il se trahit et qu’il abdique sa liberté par passion personnelle. Oui, on peut le dire, cette ultime déclaration de Louis XVI est bien son plus intense testament d’homme politique et d’homme tout court. On sait que cette liberté à l’égard de lui-même ira jusqu’au pardon, liberté suprême face au mal. C’est à ce puissant élan, venu du cœur du condamné du Golgotha, que nous confions celui pour lequel nous prions aujourd’hui, ses bourreaux, notre pays et tous ceux qui, croyants ou hommes de bonne volonté, veulent servir jusqu’au bout. Servir jusqu’au bout. Exposer sa vie pour épargner le sang. C’est ce que fit Louis de France, seizième du nom, le 21 janvier 1793, vers 10 heures du matin.

 

Abbé Xavier Manzano

Directeur Adjoint : Institut de sciences et de théologie des religions

Professeur de philosophie fondamentale au Grand séminaire Régional d'Aix-en-Provence.



[1]  C. Péguy, De la misère in J. Green, Œuvres complètes, t. VI, ed. Gallimard, Paris, 1990, p. 1453.

[2] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 65.

[3] Jean-Paul II, lettre encyclique Redemptor hominis (4.03.1979), n°13.

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